Dans l’Abîme de Lovecraft- La nouvelle traduction de Bragelonne et Sans-Détour

20151028_225205On ne le niera pas, cette fin d’année 2015 appartient à l’homme du Rhode Island qui, soyons-en certain, n’aurait jamais imaginé un tel succès plus de 70 ans après son décès. C’est ainsi qu’en cette soirée bien tranquille d’automne, je me suis en mis en tête de me replonger dans ses nouvelles et dans les deux recueils de Bragelonne sortis en collaboration avec Sans-Détour: Cthulhu, le Mythe. Composée de 2 volumes à 25 euros, cette édition reprend 20 nouvelles classiques (on regrettera tout de même l’absence de L’Affaire Charles Dexter Ward) avec aussi un article sur le Necronomicon. La police de caractères est celle du jeu et par bien des aspectsurprises, on a l’impression esthétique d’un supplément produit par Sans-Détour. Alors quelle est la raison de ce regain d’intérêt littéraire? Tout simplement le fait qu’il s’agisse d’une nouvelle traduction de Sonia Quemener, Maxime Le Dain et Arnaud Demaedg.

Bien sûr, il y a déjà eu de nouvelles traductions de Lovecraft mais celle-ci allie la prose de l’auteur à des visuels que nous connaissons bien: des illustrations de Loïc Muzy dans le Tome 2 (un portfolio tiré de celles de la V7)20151028_115003 et le très intéressant « Terres de Lovecraft » constitué de photos non pas de la vraie Nouvelle-Angleterre mais de celle qu’est son pays fictif. Vous pourrez ainsi découvrir le campus de Miskatonic U, ou encore le centre d’Arkham, si vous n’avez pas les suppléments idoines. A noter que ce pays fictif, calqué sur la géographie de l’Est des Usa n’est pas une invention qui lui est propre, des écrivains comme Thomas Hardy l’avaient notamment déjà fait avant lui avec son « Wessex » (ce même Wessex qui été repris par Broadchurch).

Alors, que donne cette nouvelle mouture? Tout d’abord, une solide introduction replace Lovecraft dans son époque avec ses influences et ses interactions littéraires. On est loin du « Lovecraft était raciste » que tout pseudo-fan, mais vrai poseur, aime à proclamer comme unique propos. C’est toujours un plaisir de voir Dunsany ou Machen cités et même si le connaisseur n’apprendra rien de bien nouveau, cette mise en contexte est un excellent travail éditorial pour le néophyte. Jérôme Bouscaut poursuit son introduction par la place et l’influence du mythe dans l’imaginaire moderne. On appréciera aussi  les listes des nouvelles d’importance des collaborateurs/influences de HPL qui permettront aux curieux de s’immerger encore plus dans les origines du mythe. A part une imprécision sur Red Sonya (et ironiquement sur la date d’édition de l’Appel de Cthulhu par Sans Détour), cet avant-propos est en tout point parfait et va ainsi permettre de (re)découvrir tout ce qu’il faut savoir avant de vous lancer dans la lecture.

Il est vrai qu’en France, il n’y a guère que Houellebecq qui lui a accordé quelque peu de son temps. L’intelligentsia française ne jurant que par Poe, Lovecraft a toujours été délaissé et bon nombre de mes collègues professeurs de français n’en ont/avaient même jamais lu. Pour ce qui est de Poe, il faut aussi savoir que leur adoration est surtout celle de Baudelaire qui l’a certes traduit mais qui a surtout écrit du Baudelaire, s’éloignant beaucoup de la mouture originale.

Mais arrêtons de rôder devant le seuil. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que les précédentes traductions devaient être refaites. En effet, les contre-sens et autres erreurs grossières étaient pléthoriques et elles ne pouvaient pas être justifiées par la seule difficulté de lecture en VO. Cet excellent article du cafard cosmique vous en donnera une idée bien plus précise, quand David Camus avait lui aussi retraduit une série de nouvelles sur Kadath.

C’est donc avec un thé bien chaud, mon HPL annoté, mon encyclopédie du mythe et les traductions initiales (Denoël) que j’ai pu relire partiellement les nouvelles. Professeur d’anglais au lycée et à la fac, la déformation professionnelle des malheureux dans mon genre est de toujours se demander comment « traduire/comment exprimer… » et j’ai été servi.  Le premier constat est toujours le même: que Lovecraft est ardu en anglais quand il « fait du Lovecraft ». Un exemple? « Immundane », mot qui n’est même pas dans le Oxford English Dictionary et qui signifie « qui n’est pas ce monde » comme on ne le devinerait pas à brûle-pourpoint, presque toujours associé à « ethereal ».

Le deuxième constat, et finalement le plus important, est que la traduction est de bonne facture. Elle a modernisé la narration (on perd pas mal de subjonctifs pour de l’indicatif), elle étoffe parfois inutilement le texte mais cela ne se sent pas si vous ne connaissez pas l’oeuvre en anglais. Autre choix qui peut étonner: le remplacement régulier du present perfect, temps du bilan et de la jonction entre présent et passé, par du présent. On perd le caractère « survivant d’un récit » par ce présent qui laisse peu de place à l’imagination.

Les énumérations si chères à HPL et à la construction syntaxique alambiquée sont rendues plus fluides sans perdre la complexité initiale de la version anglaise. Les descriptions sont très bien retranscrites et c’est là le grand point fort de cette traduction, là où la première avait tendance à ne pas traduire quand bon lui semblait, sans véritable logique et réarrangeant aussi les éléments à sa guise.

Ici, les choix les plus audacieux et visibles sont les choix des titres des nouvelles. Ainsi, adieu « les Montagnes Hallucinées » et bonjour un « Montagne de la Démence » plus proche de la langue source, tout comme « L’Horreur à Dunwich » qui chasse « L’Abomination de Dunwich ». On pourra toutefois  s’interroger  sur le choix de la préposition « à » dont l’effet n’est guère heureux (valeur de localisation avec « à »  ou d’appartenance avec « de », lutte éternelle mais mon choix est fait). « La Couleur Tombée du Ciel  » devient aussi « La Couleur Venue d’Ailleurs », même si l’on perd l’aspect de l’origine stellaire choisie par la première traduction (« The Colour out of Space » pour la VO). Le plus grand changement viendra de « L’Ombre Immémoriale » qui efface ainsi « Dans l’Abîme du Temps » (« The Shadow Out of Time »). Encore une fois, c’est une traduction qui colle au plus près du texte et qui est plus fidèle que la générique première traduction. En revanche, je suis moins convaincu par « Celui qui Chuchotait dans le Noir », « ténèbres » ayant été remplacé alors qu’il convenait fort logiquement à « darkness », dans une nouvelle qui se passe en campagne et non dans une maison. Il y a de plus, en incipit, un étrange choix de traduire « see » par « assister » quand la perception avec « Darkness » est si importante. Mais peu importe, la traduction est une vision et une interprétation, et toujours une trahison comme le dit l’adage.

Pour ma part, j’ai pris un grand plaisir à revenir quelques années en arrière quand je les lisais pour la première fois. Les illustrations mettent dans l’ambiance, assurément, mais avec quelques bémols: pourquoi ne pas les avoir choisies en fonction des nouvelles? Cthulhu n’est pas représenté alors qu’un chien de Tindalos (créé par par Frank Belknap Long) est présent. On trouve aussi une goule au style « Barkero-Shelleyo-Wrightsonien » » (+1 point pour ce néologisme) qui colle mal à l’esprit Lovecraft pur. Le Ghast est également représenté même si on le trouve dans les nouvelles de Kadath et non dans le présent volume . Cela pourra gêner un lecteur qui s’attend à les trouver dans le recueil.

Noël approche et si vous souhaitez donc retrouver les plus grandes nouvelles revisitées, vous pouvez y aller les yeux fermés (c). HPL vous semblera peut-être moins hermétique et surtout il s’agit d’un excellent cadeau si vous souhaitez le faire découvrir. Que vous soyez ou non dérouté par les nouveaux choix de traduction (et que dire de ceux de la nouvelle du Seigneur des Anneaux?), la qualité des ouvrages, de par leur format et illustrations, en fait un achat que vous ne regretterez pas, au moment où une V7 arrive et où reprendre ses classiques permet de patienter sans perdre trop de santé mentale. Et une fois la relecture achevée, pourquoi ne pas les faire jouer à vos joueurs?

_M.T_

3 thoughts on “Dans l’Abîme de Lovecraft- La nouvelle traduction de Bragelonne et Sans-Détour

    1. Merci pour ce retour 🙂 Les liens et interviews de Bon et de Camus sont en lien dans l’article et pour cette dernière qui en’est plus disponiable la version poche arrive par courrier pour qu’on jette un coup d’oeil mais certains retours étaient parfois mitigés quant à François Bon, ce sont quelques nouvelles dont la qualité semble très bonne. Les éditions Bouquins ont aussi une traduction différente dépoussiérant celle de Papy. Mais le cycle de Kadath ce sont les anciennes traductions qui sont reprises pour des soucis de droit.
      Un grand merci pour le podcast que nous allons nous empresser d’écouter.

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