La première fois que j’ai vu ce petit volume, « Bleu, histoire d’une couleur » de Michel Pastoureau, j’avoue n’avoir pas immédiatement pensé à son utilité pour les jeux de rôles. J’ai été intrigué de voir un livre traitant de la couleur bleue sans la montrer (il n’y a pas d’illustration dans la version poche), et curieux de voir comment l’auteur pouvait remplir autant de pages en parlant seulement du bleu (environ 150 pages). Alors pourquoi vous en parler? Et bien pour deux raisons. La première est qu’à travers son histoire sociale de la couleur (du bleu principalement mais pas que), Michel Pastoureau nous permet de mieux cerner des modes de pensée pour des périodes, qui nous sont finalement tout aussi étrangères que peuvent l’être aujourd’hui l’Inde ou la Chine moderne. La deuxième est que le jeu de rôle est, à mon avis, dans une situation tout à fait opposée à ce livre. Les livres de jdr sont de nos jours bourrés de couleurs et celles-ci ne sont pourtant que très peu exploitées, tant dans les descriptions que nous pouvons faire, que dans les informations que nous leurs associons (situation sociale du personnage, idées politiques, religieuses, …).
L’importance même de la couleur a beaucoup évolué au cours des âges, si au Moyen-Age vous aviez demandé à une personne de vous décrire un vêtement, il aurait commencé par vous parler de son matériaux, de sa brillance puis de sa couleur. L’ordre serait sûrement inverse aujourd’hui. Les significations des couleurs sont aussi très changeantes en fonction des époques et des lieux et comportent presque toujours des bons et des mauvais côtés. L’histoire du bleu est un bon exemple. Durant l’antiquité, il est d’abord associé aux barbares et à la mort. Alors que les couleurs sont omniprésentes sur les constructions et les vêtements, le bleu n’est que très peu employé. Les trois couleurs de base les plus fréquemment utilisées à l’époque, et donc les plus chargées symboliquement, sont le blanc et ses deux opposés, le rouge et le noir (elles sont abondamment utilisées par la religion chrétienne). A partir du XIIème siècle, le jaune, le vert et le bleu s’ajoute à ces couleurs de base et ce dernier devient le symbole de la Vierge Marie et l’opposé du rouge. De marial, le bleu devient royale avec son adoption par Philippe Auguste et son fils Saint-Louis (dans les armoiries et les vêtements). Il est par la suite rapidement récupéré par l’aristocratie. Encore relativement peu porté par les populations, le bleu est épargné par les lois somptuaires (XIVème au XVIIème siècle, voir ci-dessous) et lorsqu’arrive la Réforme protestante (XVème et XVIème siècle), le bleu s’en sort à nouveau bien en étant classé dans le groupe des couleurs moralement acceptables (avec le noir et d’autre couleurs sombres). De plus en plus associé à la France, il devient à la Révolution le symbole de la république et de ses défenseurs. Par la suite, la popularité du bleu dans les modes vestimentaires ne cesse de grimper (surtout avec l’arrivée du jean) et il est aujourd’hui la couleur préférée du « monde occidental » et est devenu, entre autres, un symbole de paix.
« Bleu » est passionnant et j’ai appris énormément de choses à sa lecture. Michel Pastoureau nous montre, à travers l’exemple du bleu, que les couleurs ne relèvent pas du détail historique. Véritables vecteurs d’idées, elles ont depuis fort longtemps été utilisées dans nos sociétés pour classer, hiérarchiser, associer, opposer et stigmatiser. Dans cette histoire du bleu, l’auteur nous parle des aspects sociaux, politiques, religieux, techniques et économiques des couleurs dans nos sociétés occidentales. Les pratiques et modes de pensée qu’il nous décrit tout au long du livre sont vraiment surprenants et intéressants.
Les lois somptuaires par exemple sont incroyables. Edictées entre le XIVème et le XVIIème siècle, celles-ci tentaient d’imposer les meubles, les vêtements, la nourriture que les diverses couches de la population pouvaient utiliser! Ces lois visaient principalement à marquer les différences sociales, réservant les meilleurs produits aux nobles. Ces différences étaient établies sur des critères de richesse, d’âge, de sexe, de rang, de métiers et les lois réglementaient les quantités, les qualités et les couleurs des vêtements. Elles interdisaient pour tous la polychromie, les forts contrastes, les rayures et damiers. Toutes les professions jugées dangereuses, malhonnêtes ou suspectes se voyaient ainsi affublées de signes colorées qui les rendaient bien visibles: médecins et chirurgiens, bourreaux, prostitués, saltimbanques, condamnés, personnes de confession non chrétienne … etc. Dans ces pratiques discriminatoires, le bleu a bizarrement été assez peu utilisé.
Les religions ont, elles aussi, eu un impact important sur les couleurs utilisées dans nos sociétés. Pour les chrétiens, il était par exemple mal vu de transformer les choses, de mélanger les couleurs (donc pas de vert à partir du jaune et du bleu). De vifs débats théologiques ont eu lieu sur la nature de la couleur. Selon que la couleur était vue comme lumière (et donc divine) ou comme matière, sa présence dans les édifices religieux était acceptée ou rejetée. A son époque, la Réforme protestante a eu un effet jusque dans la palette de couleurs des peintres! Un peintre protestant évitait ainsi d’utiliser les couleurs moralement indignes (jaune, rouge…).
L’histoire économique des couleurs est également très riche. Leurs utilisations représentaient de tels enjeux économiques que la corporation des teinturiers en réglementait strictement l’usage. Cette corporation était ainsi très compartimentée en fonction des matériaux et des couleurs utilisés. Un teinturier de bleu ne pouvait pas faire de rouge et s’il teintait de la laine, il ne pouvait utiliser de la soie. De même, une véritable guerre économique a lieu autour du bleu. En France, le colorant bleu le plus utilisé, la guède, a pendant un temps fait la fortune de la région de Toulouse et de la Picardie. Evidemment cela n’a pas duré et est arrivé un concurrent, l’indigo, importé d’Inde (d’où le nom) et commercialisé par certaines villes italiennes. Les corporations ont pendant longtemps obtenu des autorités qu’elles réglementent le marché de l’indigo pour ne pas trop perturber celui de la guède. Les turcs, par les troubles engendrés en méditerranée, ont contribué à freiner l’importation d’indigo d’Inde. Mais lorsqu’est arrivé sur le marché l’indigo d’Amérique, cultivé par des esclaves et donc moins cher malgré le transport, ce fut la fin de la guède (bel exemple de mondialisation).
J’espère vous avoir convaincu de l’importance des couleurs! En complément de cet article, ou si vous préférez l’audio ou la vidéo, vous pouvez vous référer aux liens ci-dessous. Pour les passionnés, l’auteur a par ailleurs publié un livre sur le noir, le vert et un « petit livre des couleurs » où toutes les couleurs sont abordées plus succinctement.
Le Bleu (émission sur France Culture) (cliquez sur le nom de l’auteur pour avoir les émissions sur les autres couleurs)
Conférence au Louvre par Michel Pastoureau