Quand les murs me parlent : solitude, frissons et narration

“Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce domaine, — les murs qui avaient froid, — les fenêtres semblables à des yeux distraits, — quelques bouquets de joncs vigoureux, — quelques troncs d’arbres blancs et dépéris, — j’éprouvais cet entier affaissement d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, — à son navrant retour à la vie journalière, — à l’horrible et lente retraite du voile.”, La Maison Usher, E. A. Poe.

De la Maison Usher aux Demeures de l’Épouvante

Nous en parlions voilà quelques mois avec l’ami MaThieu au cours d’une vidéo dédiée aux maisons hantées, les jeux de rôle explorant cette thématique sont nombreux.

Ce thème de la maison hantée, hérité de la littérature gothique du XIXe siècle, trouve naturellement sa place très tôt dans l’histoire du jeu de rôle, avec notamment L’Appel de Cthulhu et son mythique scénario La Maison Corbitt (Mansions of Madness, 1990). Cette aventure emblématique, véritable classique du jeu d’investigation horrifique, a été récemment retravaillée et éditée dans le supplément Les Demeures de l’Épouvante : Mystère à huis clos pour L’Appel de Cthulhu.

Dans La Maison Corbitt, les investigateurs sont confrontés à une demeure qui ne se contente pas d’être un simple décor : elle respire, elle menace, c’est un véritable personnage à part entière. Cet héritage gothique, ancré dans des œuvres littéraires telles que La Chute de la Maison Usher d’Edgar Allan Poe ou encore Le Tour d’Écrou de Henry James, nourrit l’imaginaire des meneurs et des joueurs depuis des décennies maintenant.

En vérité, n’importe quel jeu de rôle contemporain à l’ambiance fantastique peut s’emparer de ce décor bien volontiers revisité. Le très soigné The Darkest House, par exemple, propose une aventure conçue pour être adaptable à tout système, tandis que le cadre de campagne générique The House is Haunted offre aux meneurs une structure flexible pour insérer une maison hantée dans n’importe quel univers.

Pourquoi un tel succès ? Parce que la maison hantée est bien souvent l’occasion d’explorer psychologiquement nos personnages, tout en parallèle de la découverte progressive de la demeure concernée. Chaque pièce révélée, chaque murmure entendu, devient alors une réflexion sur les peurs profondes et les failles des protagonistes. C’est un lieu de confrontation intime avec soi-même, où l’horreur n’est pas seulement externe, mais aussi profondément introspective, où le drame humain se mêle au surnaturel.

Comme on pouvait s’y attendre, le jeu de rôle solo, en plein essor depuis la claque ludique d’Ironsworn, s’empare de ce lieu mythique à son tour, au travers de “Quand les murs me parlent”.

Quand les murs me parlent : présentation et ambiance

Quand les murs me parlent est un jeu de rôle solo conçu par Andrew Boyd – connu notamment pour Le Coyote et le Blaireau, un jeu narratif pour deux joueurs centré sur l’amitié. La version française de Quand les murs me parlent a été brillamment traduite et éditée par Les Fondations de l’Imaginaire, un éditeur qui s’affirme peu à peu comme un acteur clé du jeu de rôle solo, avec des titres remarqués tels que Mélodie pour un meurtre, Ronin, ou encore Berlin La Mortelle.

Les Fondations de l’Imaginaire semblent se spécialiser dans l’édition de jeux de rôle solo.

D’après les confidences de l’éditeur (qui reste discret sur les chiffres exacts), le jeu de rôle solo rencontre un véritable succès commercial. A noter qu’à l’heure où j’écris ces lignes, le groupe JDR Solo compte plus de 5.000 membres !

Il faut dire que cette pratique, longtemps marginale, séduit de plus en plus grâce à son accessibilité et à son approche intimiste (mais aussi son petit prix, environ 10 euros le jeu !). Le jeu de rôle solo s’appuie souvent sur un système épuré et intuitif, conçu pour favoriser la fluidité et l’immersion.

Le genre fantastique trouve naturellement sa place dans cette forme de jeu. Il s’associe parfaitement aux moments d’introspection qui définissent le jeu de rôle solo : le silence de la partie, l’absence de témoins et la solitude du joueur amplifient les sensations de mystère et d’effroi. Le joueur se retrouve donc face à lui-même, à la fois acteur et témoin d’un récit qui se construit progressivement sous ses propres mots.

Quand les murs me parlent se présente sous la forme d’un petit livret d’une quarantaine de pages, sobre et intrigant. La direction artistique, teintée de rouge et de noir, donne immédiatement le ton. Sur la couverture, une silhouette étrange se dessine, deux yeux rougeoyants, semblables à des billes écarlates, fixent le lecteur d’un regard glaçant, comme s’ils avaient déjà contemplé des horreurs indicibles. Cette première impression, à la fois inquiétante et fascinante, évoque les mystères et les angoisses qui attendent le joueur au fil de sa partie.

À l’intérieur, l’ambiance visuelle bascule vers une esthétique plus douceâtre et subtile, qui tranche avec l’agressivité de la couverture. Les illustrations adoptent des tons aquarellés mêlant gris, noir et beige, ponctués de nombreuses coulures. Ce choix artistique contribue à une atmosphère à la fois nostalgique et décrépite, comme si les pages elles-mêmes étaient marquées par le temps, imprégnées d’un passé silencieux et oppressant. Les images semblent s’effacer, comme des souvenirs qui se dissolvent peu à peu, renforçant cette impression de décadence et de fragilité propre aux lieux hantés que l’on explore dans le jeu.

Illustrations tirées du jeu « Quand les murs me parlent ».

Cette direction artistique participe pleinement à l’expérience proposée par Quand les murs me parlent : elle invite le joueur à se laisser happer par un univers intimiste, où la mélancolie côtoie l’angoisse, et où chaque détail visuel murmure une histoire oubliée.

Et cela tombe bien, car dans ce jeu, nous allons incarner un détective privé qui a pour particularité de pouvoir entendre ce que les murs ont à dire, une fois la nuit tombée, dans la plus profonde obscurité. Il va alors s’agir de s’imprégner des lieux et de prendre des notes sur ce qu’ils ont à vous dire…

Comme à leur habitude, les Fondations de l’Imaginaire ajoute des conseils d’ambiance afin de prendre en main de la manière la plus immersive qui soit leurs jeux de rôle solo. On retrouve ainsi en début de livret, des QR code menant à des playlists permettant se mettre dans une ambiance horrifique à souhait, de même que des conseils de mise en scène comme un éclairage à la bougie -mais comme moi, j’ai des bougies parfumées à la pomme cannelle chez moi en ce moment, l’ambiance était horrifique mais pas trop.

La mécanique des Murmures : un lieu qui raconte

Le cœur mécanique de Quand les murs me parlent repose sur un système de tirage de cartes, couplé à une structure narrative guidée par des tables d’accroches. Le jeu propose une mécanique simple mais efficace qui favorise la création d’un récit progressif, où chaque tirage enrichit l’histoire.

La partie commence par la constitution du paquet des Murmures, élément central du jeu. Ce paquet est assemblé à partir de deux autres : le paquet du Néant, composé des Jokers et des cartes de Pique, et le paquet des Secrets, formé par les cartes restantes. Le joueur tire un nombre déterminé de cartes de chacun pour former un paquet de 9 cartes, qui servira à dérouler la partie. Cette préparation initiale permet d’installer une tension narrative, puisque le paquet est limité et chaque carte tirée devient une ressource précieuse dans la construction de l’histoire.

À chaque tour, le joueur pioche une carte du paquet des Murmures. La couleur et la valeur de la carte renvoient à des accroches narratives dans les tables fournies par le jeu : une scène, un événement étrange ou un murmure glaçant. Le joueur répond alors aux accroches en développant par écrit un fragment de son récit dans un journal. Chaque description enrichit l’atmosphère du lieu hanté, mais aussi l’expérience intérieure du personnage, faisant progressivement monter l’intensité et l’angoisse.

Exemples : “6 de Cœur (les murs) : « Un mur gondole comme du papier mince et humide. Les bords se décollent et, derrière, des braises incandescentes faites de souvenirs flottent dans une étendue vide. L’un d’eux, plus lumineux, vous attire et brûle vos doigts lorsque vous le touchez. »
Question à explorer : Quelle personne se cache derrière ce souvenir ? Quelle frustration intense a marqué ce lieu ?

4 de Carreau (les sols) :” L’eau jaillit des jointures du sol, se frayant un chemin. Des gargouillis, des mugissements, des pleurs… forment une mélopée que vous reconnaissez. La pression de l’eau à travers les interstices fait résonner cette chanson perdue. L’intérieur sent maintenant la poussière humide et la moisissure.

Question à explorer : Quel air le sol fredonne-t-il ? Comment le connaissez-vous ?”

Ce système permet de générer une histoire non-linéaire et immersive où chaque carte devient une étape narrative marquante. Les Jokers, lorsqu’ils apparaissent, introduisent des moments majeurs ou des révélations dramatiques qui structurent la progression du récit.”

Exemple : (Premier Joker) : “Le bruit soudain de claquements et de gémissements, étouffés par l’épaisseur des murs. Il se répand dans la pièce, hurlant une litanie misérable, usant de sons que l’on peut à peine résumer par des mots. Une plinthe se détache et, derrière elle, un trou. Un os en tombe et le silence revient.

Questions : Qu’a dit cette voix d’outre-tombe ? Décrivez-la. Pouvez-vous voir dans le trou ? Quel est l’os qu’elle vous a révélé ? Qu’est-ce qu’il a d’étrange ? “

Enfin, la dernière carte du paquet vient sceller la partie : sa valeur oriente la conclusion via la table de la Fin, offrant au joueur une résolution ouverte à l’interprétation.

Exemple : “Moucherons et mouches morts. Des millions d’entre eux tombent du plafond, leurs cadavres remplissant vos narines d’une odeur unique d’insectes en décomposition. Ils s’empilent à vos pieds, et ce tas répugnant monte à vue d’œil. Un vrombissement envahit votre esprit : « Vous serez enterré ici avec nous ». « Reste avec nous ». Vous devez faire revenir le calme en ce lieu meurtri, qui veut votre compagnie.Relisez vos notes et tirez vos conclusions. Expliquez-les à la pièce, puis essayez de la rassurer, l’apaiser et la calmer malgré les horreurs qu’elle a vues. Avez-vous réussi à la tranquilliser ? Vous laisse-t-elle enfin partir ?”

Un lieu hanté, mais une âme absente ?

En conclusion, Quand les murs me parlent est un jeu qui se concentre principalement sur l’exploration du lieu hanté et des mystères qui sont liés. On est sur des parties d’environ une demi heure selon le livret mais moi, en allant à mon rythme, cela m’a plus pris 1 h.

La mécanique de jeu, avec ses cartes et ses tables, permet une élaboration progressive du récit, le lieu devient un véritable personnage à part entière mais c’est hélas ici au détriment de la psychologie intime du personnage que l’on incarne. Là où le jeu excelle dans l’exploration d’un lieu mystérieux et de ses secrets, il échoue à rendre les horreurs réellement personnelles. On aurait aimé que le passé du personnage et ses failles soient mis en miroir avec le mystère du lieu, pour une expérience encore plus viscérale.

Contrairement à des jeux comme The Wretched, qui plongent dans la lente dégradation mentale d’un personnage face à une situation désespérée, ou Thousand Year Old Vampire, qui interroge les souvenirs et les dilemmes moraux du joueur au fil du temps, Quand les murs me parlent reste assez externe. Il y a bien une tension dramatique, mais celle-ci repose davantage sur le lieu hanté que sur le protagoniste qui l’explore. Le joueur décrit ce qu’il découvre, ce qu’il entend et voit, mais il n’est jamais réellement poussé à questionner ses peurs personnelles, ses blessures ou ses doutes intimes.

C’est à la fois une force et une limite. D’un côté, cela rend le jeu accessible et moins éprouvant émotionnellement, ce qui peut convenir à des joueurs souhaitant une expérience immersive mais pas trop introspective. De l’autre, cela laisse un vide pour ceux qui auraient aimé une dimension psychologique plus marquée, où les horreurs du lieu résonnent avec les peurs internes du personnage -ce qui est mon cas. J’aurais aimé voir une mécanique complémentaire permettant au joueur de relier ses découvertes à son passé du genre “Qu’est-ce que ce murmure réveille en toi que tu avais enfoui ?”.

Dans l’ensemble, cela reste une expérience ludique réussie, facile à prendre en main et je serais bien curieuse de voir des échanges de journaux dans la communauté ! Alors n’hésitez pas à nous partager vos récits si le cœur vous en dit ou à nous faire un retour sur ce que vous avez pensé du jeu !

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