Astro City, expérience unique

“You are now leaving Astro City, please drive carefully”

C’est par ce panneau routier que se concluent traditionnellement les épisodes de cette série au
charme unique, tout au long de la centaine de numéros qui ont offert au lecteur la création d’un
univers unique autour de ville éponyme. Car Astro City, ville fictive située du Mid-West, sans autre
précision, vous accueille les bras ouverts. Bébé de Kurt Busiek , la série est presque exclusivement
dessinée par Brent Anderson ( Dieu Crée, l’Homme détruit ), et c’est Alex Ross qui cimente le trio de
par ses couvertures. Si on qualifie souvent l’œuvre de ce dernier de Rockwellienne, force est de
constater que l’adjectif s’applique aussi à Astro City, dont l’essence même est celle d’une bulle, à la
continuité propre, parfait creuset de création et cette agrégation de tous les genres que le comics
peut offrir.
Car Astro City est différente .
Quand elle apparaît en 1995 chez Image Comics elle est le contre-pied de la mode des héros
grimaçants, physioquement déformés sous les coups de crayon d’une nouvelle garde où la
violence (à défaut de scénarios probants) est omniprésente.
Kurt Busiek et Brent Anderson nous offrent alors une proposition d’entrer dans cette bulle. Une bulle
où le style graphique Silver Age d’Anderson est aux antipodes là-aussi de la production de l’époque.
Une bulle faite d’un univers où tous les archétypes de héros se retrouvent. The Samaritan est un
Superman qui n’aspire parfois qu’au calme, Winged Victory est une Wonder Woman, et sur les flancs
du Mont Kirby qui surplombe la ville, la Furst Family (on notera les initiales et l’homophonie) est
occupée à arrêter une nouvelle menace dimensionnelle. Au loin, la Honour Guard, reflet des
Vengeurs/Avengers se manifeste. Tout cela au milieu d’habitants dont ils sont le quotidien.


Ce postulat peut sembler classique mais chacun de ces personnages possède sa personnalité propre
et on nous donne à lire leur variation ainsi que les reflets de tant d’autres héros. La série, nous
propose ainsi de découvrir la ville et ses mystères mais aussi la polyvalence kaléidoscopique du genre
super héroïque. Astro City est une ville aux saveurs du temps passé, d’un Golden et Silver Age qui s’effacent, une ville où celui derrière le masque est finalement moins important que le costume, où toutes les strates
d’un genre sont donc présentes.

Ces strates sont d’autant mieux mises en valeur par le format de publication : avant une série mensuelle chez Vertigo, un passage chez Image et Homage a imprimé un rythme d’histoires en courts arcs narratifs (à l’exception du Dark Age) où les numéros autonomes sont souvent la norme. Sans aucune contrainte créative Kurt Busiek a pris son temps, effeuillant la belle cité au gré de ses envies, là encore, sans les contraintes d’un marché formatant les histoires.

Ainsi, l’entrée dans Astro City se fait sans heurts et l’univers n’ayant aucune continuité passée, outre
celle contenue dans une phrase de narration, le lecteur découvre et s’approprie ainsi une nouvelle
partie de l’univers au moment de son énonciation, de manière quasi-performative. Nul besoin de
connaître toutes les histoires de la Furst Family, car leur existence passée est fusionnée avec le
présent, à l’image de ce que l’on pouvait le trouver dans le 1963 d’Alan Moore. La construction du
présent se fait au fur et à mesure des numéros et, par petites touches, les mystères se dévoilent :
ainsi on apprend la vérité derrière la statue à tête baissée du Silver Agent où est écrit « à notre honte
éternelle » découverte au numéro 1.
Cette unité de lieu se renforce à chaque épisode et transforme le lecteur en un habitant qui
connaîtra par coeur la ville dans laquelle il habite le temps de 22 pages. Si vous allez du côté de
Shadow Hill, c’est toujours avec un certain frisson que vous verrez le Pendu, flotter de manière immobile au-dessus de ce quartier qu’il semble sans cesse surveiller, mais il vous sera désormais
familier au lieu d’être effrayant.


Rappelant Marvels, c’est régulièrement par le biais d’une simple personne, un simple citoyen, que
l’amorce de l’histoire va se faire à l’instar d’une standardiste engagée pour répondre aux appels
adressés à la Honour Guard, ou un homme fuyant son divorce de Boston et arrivant sur Astro City
pour être pris dans le grand ballet des héros et… d’une invasion extra-terrestre. Cette emphase sur
l’émotion et la psychologie des simples quidams parle au lecteur. Dans cette mise en abyme,
l’homme de la rue ne sera pas surpris de voir apparaitre un héros tout comme, plus jeune, le lecteur
aurait pu imaginer « un vrai super héros apparaître », le signalait Kurt Busiek.
Et comme dans toute ville, aux quartiers et ambiances différentes, sans parler des multiples facettes
architecturales d’Astro City, les histoires se côtoient, s’imbriquant dans la tapisserie plus grande de la
série. Cette vision atemporelle n’est néanmoins pas coupée de notre monde réel. On y découvre les
différentes époques et problématiques des USA et, par une belle symétrie, on y voit apparaitre les
héros de tous les « Ages » du comics, dans une élégante harmonie. C’est ainsi que Looney Leo, un
lion de dessins animés, passé dans le monde « réel » d’Astro City, écho d’un Roger Rabbit empli de
nostalgie, se fond parfaitement dans une ville aux côtés des chefs mafieux et autres
mégalomaniaques et héros bondissants.


Hommage au genre par son onomastique, (Mont Kirby, Romeyn Falls d’après Romeyn de Hooghes,
premier dessinateur à signer ses dessins), hommage aux histoires et aux héros, ainsi qu’un hommage
aux lecteurs de ce medium, Astro City s’est retirée en 2018 pour revenir dans le futur (la série
régulière est arrêtée mais d’autres publications sont annoncées, une série télé a même été
annoncée). Passée à travers les époques frénétiques des années 90 et alors que les « relaunchs »
succèdent aux « reboots », son unité, son intégrité narrative, en font une oasis de stabilité. Celui qui
aime les héros mais se sent exclus ou effrayé par le poids de leur passé, celui qui sait que ce qu’il
aime sera de toute façon réécrit ou « retconné », trouvera son bonheur dans cette série où les héros
s’ébrouent, vivent, pleurent, rient ou meurent.
S’il faut conduire prudemment quand on quitte la ville, c’est un chez-soi imaginaire que l’on
retrouvera tel qu’on l’avait laissé quand on y (re)vient.

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