Tour d’Horizon – Ursula K. Le Guin et Terremer

Il est des articles à l’histoire particulière. Exhumant celui que vous lisez (écrit pour la Cour d’Obéron il y a bien longtemps), nous avions décidé de vous parler de Terremer pour un futur Marque-Pages. Ce matin, la triste nouvelle de la mort d’Ursula Le Guin a un peu changé la donne.  Le postulat initial de cet article était que l’on remarquait que nombreux étaient ceux qui ne la connaissaient pas dans la plus jeune génération et plus particulièrement son cycle majeur, Terremer, tombait quelque peu dans l’oubli au profit d’autres bien médiocres. Si aux Etats-Unis elle était toujours présente en tant que figure d’inspiration, nous allons essayer de lui rendre modestement hommage et de l’amener à la lumière auprès de ceux qui ne la connaissaient pas. Bien entendu, si nous parlons ici de Terremer, vous pouvez vous jeter sur La Main Gauche de La Nuit, Les Dépossédés et nombre d’autres de ses oeuvres.

Le cycle de Terremer est un cycle unique en son genre, impossible à résumer, comme toutes les œuvres fortes et envoûtantes.  Ursula Le Guin a écrit 5 volumes plus un recueil de nouvelles et nous nous arrêterons ici sur les 3 premiers volumes sortis entre 1968 et 1972 . Paru en France chez Presses Pocket à l’époque des improbables couvertures de Siudmak, on pourra noter que le cycle eut droit à une de ses plus belles et évocatrices productions de ce dernier. Une édition au Livre de Poche est disponible, avec une nouvelle traduction, et qui regroupe ces trois premiers tomes.

Peut être était-ce la période de contre-culture qui voulait cela mais la caractéristique première dans Terremer est un monde pacifique où les combats sont peu présents. Nous sommes à contre-pied de tout ce qui avait pu s’écrire dans l’Heroic Fantasy, encore très marquée par les combats épiques des Terres du Milieu et ce changement est aussi à l’origine de l’attachement que l’on peut avoir pour l’oeuvre, dans laquelle se replonger est comme revenir en des lieux chers et familiers.

Terremer est un monde maritime composé d’une multitude d’archipels aux vies et coutumes bien différentes, dans l’univers d’Ea. Leur seul trait commun est la présence de magie de par les mers et les terres. Cette magie, dispensée par les magiciens sortis de l’école de l’île de Roke (Harry Potter, anyone ?) est ce qui maintient l’équilibre du monde. 

Mais la magie de Terremer n’est pas celle de magiciens qui font régner l’ordre  à coup de boules de feu. Elle est fort subtile car basée sur les mots (et ce, dans tous les sens du terme) et le Vrai Langage. C’est en le parlant, en appelant une chose par son véritable nom que l’on possède tout pouvoir sur cette chose. Et cela vaut pour tout le monde de Terremer. C’est ainsi que connaissant le vrai nom de l’eau, on peut la faire apparaître dans ses mains. Ainsi est le monde d’Ea, il fut créé avec le Mot, et chaque chose fut nommée.

Epervier notre héros a lui aussi un véritable nom (Ged) et nul ne doit le connaître s’il ne veut pas être dominé, règle vital soumettant  tous les mages. Les magiciens de cette école de Roke, très Hogwart avant l’heure, sont donc envoyés à travers tout l’Archipel à la fin de leurs études et ils vont aider les pêcheurs et autres bergers en préservant leurs animaux de la maladie ou leur bateau des naufrages.

Seule incursion de la fantasy classique dans cet univers peu commun: les dragons. Créatures aux pouvoirs extraordinaires, elles possèdent le Vrai Langage et sont donc les gardiens d’une connaissance immémoriale. Les hommes les craignent et fuient leur présence. Et celui qui parle avec une de ces créatures sans perdre la vie, celui-là sera appelé Maître des dragons. 

Il est toujours difficile de faire un monde de fantasy original  et bien des auteurs sont tombés dans le syndrome de la carte, à savoir qu’il suffisait de griffonner une carte avec quelques noms exotiques pour avoir un « monde ». Pourtant, si Terremer en a bien une, la manière dont Le Guin introduit peu à peu les îles rend l’imprégnation naturelle et totale. Alors que les héros vont se déplacer de par les mers, le lecteur fera de même, découvrant (cherchant, même)  les terres mentionnées dans une sympathique mise en abyme de navigation. De plus, des pans entiers de l’archipel, généralement excentrés, sont des années sans recevoir de visites, et leur culture orale de chants et de gestes s’en trouve dépassée. Dans cet univers de langage, le chant et les traditions ancestrales de l’oralité sont très prégnants, la lecture et l’écriture ne sont l’apanage que de peu de personnes.

Dans ce monde pacifique, pastoral et poétique, la magie est pratiquée par les hommes, les femmes maîtrisant la magie n’étant au mieux que de simples sorcières de village même si dans les faits rien ne les empêchent d’être de puissantes « witches ».  Ce n’est pas pour autant que les personnages féminins sont absents de l’oeuvre, bien au contraire.

Comme mentionné précédemment, uniquement la première trilogie sera abordée ici.

Le Sorcier de Terremer 

Tout commence sur la petite île de Gont quand Ged va découvrir qu’il a des dons pour la magie.  Ce don inné attire l’attention d’Ogion le silencieux qui commencera à faire son éducation avant de l’envoyer sur l’île de Roke, là où se trouve l’école des sorciers. Il y rencontrera amis et ennemis, mais si Ged est amené à devenir le plus grand des mages, il n’en est pas moins quelqu’un de fier et d’arrogant, que son pouvoir enivre. C’est ainsi que dans sa hâte d’apprendre, il va invoquer par hubris une ombre maléfique qui va le poursuivre à travers tout Terremer.

La magie n’est qu’une question d’équilibre : « Si tu allumes une bougie par la magie, quelque part en ce monde tu projettes une ombre ». Ce grand combat sera pour lui l’apprentissage ses dons et aussi son passage à l’âge adulte, quand il découvrira la vraie nature de cette Ombre.

Le sorcier de Terremer » est le livre fondateur, où Ged va parcourir le monde et le lecteur avec lui. Ce premier tome est le roman de l’initiation, narrant le début du futur Archimage de Gont et il ancre la trilogie. Les romans ultérieurs croiseront Ged mais traiteront en parallèle d’autres intrigues.

Les Tombeaux d’Atuan

Le deuxième opus a  lui  aussi pour thème l’initiation, « le coming of age » cher aux anglophones. Le personnage principal est  une jeune fille. La petite Tenar qui est, lui a-t-on dit, la réincarnation de la prêtresse gardant les tombeaux des Innommables de l’île d’Atuan. Elle est la gardienne de sa religion, de son peuple et du Trésor de ses Dieux. Dans ses tombeaux, où la lumière n’existe pas, elle va rencontrer quelqu’un à la recherche d’un anneau qui amènerait la paix sur Terremer et qui va lui ouvrir les yeux, lui révéler que même les Innommables ont un nom. Cet homme, ce sera Ged.

Roman assez intimiste, loin du grand large de son prédécesseur et se passant exclusivement sur les îles d’Atuan, à l’ouest de Terremer, « les  Tombeaux » a une atmosphère fascinante où l’on voit Tenar arpenter seule son domaine, régnant sur quelques pierres que le temps ne cesse d’abattre. Ged apparaît au trois quarts du livre, tel un vulgaire voleur semant le doute en Tenar et intriguant le lecteur. La puissance d’évocation et le style poétique de Le Guin sont à leur apogée dans ce roman. Sa plume est concise et fait mouche, créant un rythme et une atmosphère de silence et d’éternité. Le livre se lit et se déguste, il prend son temps, à l’image de celui qui passe si lentement dans les tombeaux que l’on arpente avec Tenar. 

L’Ultime Rivage

Ged est devenu Archimage de l’Ile de Roke, comme annoncé, voire prophétisé et Arren, fils du roi d’Enlad vient à lui, porteur d’une funeste nouvelle. Les sorciers sont en train de perdre leurs pouvoirs : ils ne savent plus faire d’enchantements et ont oublié le nom des choses. La magie disparaît en Terremer et Ged et Arren vont partir dans un dernier voyage, afin de trouver la source de cet oubli. Sur leur chemin, pour vous laisser un peu de suspens, un compagne « de taille » va se joindre à eux…

D’autres romans sont ainsi venus étoffer le cycle, moins bons que ce dernier, ainsi qu’un recueil de nouvelles, où l’univers a pris en épaisseur. Dans le recueil « Contes de Terremer » (disponible au Livre de Poche également), Le Guin estime être arrivé à « maintenant » dans son oeuvre, dans une magnifique introduction où elle aborde le thème de la fantasy, comme elle savait si bien le faire. (Nous vous conseillons à ce propos son Langage de la nuit – Essais sur la Science-fiction et la Fantasy, aux Forges de Vulcain)

Un  guide du monde se trouve également dans “Contes de Terremer”, achevant le chant de ce monde de manière concrète. Extraite de Wikipedia (nous n’y coupons pas), voici la bibliographie française exhaustive des éditions grands formats. Les éditions poche étant au Livre de Poche.

Le cycle se sépare aussi de ses contemporains par la modeste taille des oeuvres. On ne le répétera jamais assez, mais une histoire poignante et forte peut tout à fait tenir en moins de 500 pages. La magie des mots et DU mot fait naître un univers paisible et au calme apparent ainsi qu’à la construction des plus réfléchies. C’est un univers qui nous parle avec tant de force que l’on en entendrait presque les vagues lécher le sable.

Ces livres sont uniques dans le domaine de la fantasy. L’œuvre se lit d’une seule traite mais, paradoxalement, elle ne se livre pas facilement. Sa profondeur, sa poésie et son action se déroulent parfois plus dans la tête des protagonistes que dans leurs gestes. Ajoutons à celà des personnages admirablement fouillés qui classent Terremer dans la catégorie suprême: celle des œuvres dont chaque relecture est un délice et surtout une redécouverte.

Et alors qu’elle va fêter ses 50 ans en 2018 avec une version illustrée par Charles Vess (excusez du peu), l’anniversaire sera un peu triste assurément. Elle est partie mais son Vrai Langage est toujours là.

L’oeuvre a connu quelques adaptations mais aucune en jeu de rôle. Cela peut sembler étonnant au premier abord mais la réponse est assez simple: Ursula Leguin a tout simplement refusé. Refroidie par le fort médiocre téléfilm de 2004 (à mettre sur la longue des crimes de SyFy) où le “white-washing” a été une des très nombreuses faiblesses de l’ensemble, on lui a également attribué cette phrase au sujet du refus de toute adaptation rôlistique:

« It is a poor spirit which works with the inventions of others, and is unable to bring forth its own ideas » (Bien pauvre est l’esprit qui joue avec les inventions des autres et qui est incapable de mettre en avant ses propres idées). 

L’adaptation en dessin animé de 2006 par les studios Ghibli a aussi été source de déception: ce dernier étant une adaptation très libre des romans, il fut salué par Le Guin qui s’est empressée de rajouter que ce n’était pas son livre.

On peut lire ça et là dans les forums la volonté d’adapter le livre (et un système basé sur le mot comme Fate serait parfait) mais l’écueil majeure à contourner est que la magie réussit toujours et ce sont les répercussions qui sont source de complications. Elle provoque certes la fatigue mais on la voit très rarement échouer. Ce traitement fera le succès ou non de toute adaptation, ouvrant les portes d’un univers où le champ des possibles se perd dans l’horizon de l’océan.

Ursula K. Le Guin (1929-2018)

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